Quand Homo sapiens prend un coup de vieux
Matthew Skinner, University of Kent
Si l’on en croit les manuels, tous les humains modernes sont issus d’une population qui vivait en Afrique de l’Est il y a environ 200 000 ans. Cette théorie se fonde sur des éléments on ne peut plus sérieux : des analyses génétiques réalisées sur des humains du monde entier et la découverte d’ossements humains vieux de 195 000 à 165 000 ans, en Éthiopie.
Mais tout récemment, une grande équipe scientifique – dont je fais partie – a découvert de nouveaux os fossiles et des outils en pierre qui remettent en cause cette théorie. L’étude qui vient d’être publiée dans la revue Nature repousse en effet les origines de notre espèce de 100 000 ans et suggère que les premiers humains avaient déjà investi la majeure partie du continent africain.
Les hommes ont toujours cherché à comprendre leurs origines – qu’elles soient biologiques ou culturelles. Les fouilles archéologiques et les objets qu’elles permettent de découvrir éclairent ainsi des comportements complexes, comme la fabrication d’outils, les pratiques symboliques qui consistent à enterrer les morts ou encore les pratiques artistiques. Quant à la compréhension de nos origines biologiques, elle repose sur deux sources principales : les os fossiles et les dents. Plus récemment, l’analyse du matériel génétique ancien – comme l’ADN – a permis également d’importantes avancées.
Cette découverte de taille a été faite sur le site marocain de Jebel Irhoud, un site connu depuis les années 1960 pour sa richesse en fossiles humains et en outils en pierre particulièrement sophistiqués. Cependant, l’interprétation des fossiles d’Irhoud a longtemps été brouillée par des incertitudes autour de leur âge géologique. En 2004, les anthropologues de l’évolution Jean‑Jacques Hublin et Abdelouahed Ben-Ncer y ont initié un nouveau projet de fouilles. Ils ont alors découvert des outils en pierre et de nouveaux fossiles d’Homo sapiens provenant d’au moins cinq individus – principalement des morceaux de crâne, de mâchoires, de dents et d’ossements.
La datation des fossiles
Afin de dater ces découvertes, les géochronologues de l’équipe ont utilisé une méthode de datation par thermoluminescence sur les outils en pierre trouvés sur le site.
En tenant compte du niveau d’irradiation naturelle du milieu où a séjourné l’outil à dater et de la nature des cristaux en jeu, on peut calculer la date précise de la dernière chauffe de l’échantillon.
Nous pouvons donc mesurer le rayonnement accumulé pour déterminer combien de temps les outils ont été enterrés. Cette analyse a indiqué que les outils avaient environ 315 000 ans, à 34 000 ans près.
Les chercheurs ont également appliqué la résonance de spin électronique, qui est une technique similaire, mais pour analyser les dents. L’une des dents retrouvées sur le site a été ainsi datée de 286 000 ans, avec une marge d’erreur de 32 000 ans. Toutes ces analyses indiquent qu’Homo sapiens – autrement dit, les humains modernes – vivait dans le quart nord-ouest du continent africain beaucoup plus tôt que ce qu’on l’on croyait jusque-là.
Mais comment être sûrs que ces fossiles appartenaient à un membre de notre espèce et non à un ancêtre plus ancien ? Pour répondre à cette question, les anatomistes de l’équipe ont utilisé la tomodensitométrie haute résolution (CT scan) afin de produire des copies numériques détaillées de ces fossiles précieux et fragiles.
Ils ont ensuite reconstruit virtuellement le visage, la calotte crânienne et la mâchoire inférieure de l’ensemble des spécimens découverts, et grâce à des techniques de mesure sophistiquées, ils ont pu déterminer que ces fossiles possédaient une morphologie moderne. On peut donc les distinguer de toutes les autres espèces humaines dont on sait – grâce à leurs fossiles – qu’elles ont vécu en Afrique à la même époque.
Les scans haute résolution ont également été utilisés pour analyser les structures cachées dans les couronnes dentaires, ainsi que la taille et la forme des racines dentaires cachées dans les mâchoires. Ces analyses, qui ont été au centre de ma contribution, ont révélé un certain nombre de caractéristiques dentaires semblables à celles d’autres fossiles humains modernes.
Bien que leurs caractéristiques soient plus primitives que celles les dents des humains d’aujourd’hui, elles sont nettement différentes, par exemple, de celles d’Homo heidelbergensis et d’Homo neanderthalensis. Cette découverte et ces analyses scientifiques confirment l’importance de Jebel Irhoud en tant que site le plus ancien documentant un stade précoce de l’origine de notre espèce.
Archéologie versus génétique
En tant que paléoanthropologue qui se concentre sur l’étude des os et des dents fossiles, on me demande souvent pourquoi nous ne traitons pas simplement ces questions en utilisant des analyses génétiques. Il y a deux raisons principales à cela. Bien que des progrès incroyables aient été réalisés dans la récupération et l’analyse du matériel génétique provenant de fossiles vieux de plusieurs centaines de milliers d’années, il semble que ce type d’analyse ne soit possible que dans des conditions particulières (et malheureusement rares) d’inhumation et de fossilisation, à savoir une température basse et stable.
Cela signifie qu’il y a des fossiles pour lesquels nous ne pourrons jamais obtenir de données génétiques et nous devons donc nous fier à l’analyse de leur morphologie, comme nous le faisons déjà pour d’autres questions très intéressantes liées aux premières périodes de l’histoire de l’évolution humaine.
En outre, la compréhension des bases génétiques de notre anatomie ne nous apprend qu’une partie de ce que signifie être humain. Comprendre, par exemple, comment le comportement au cours de nos vies peut modifier la structure externe et interne des os de la main peut aider à révéler comment nous avons utilisé nos mains pour fabriquer des outils. De même, la mesure de la composition chimique et de la structure cellulaire de nos dents peut révéler ce que nous mangeons et aider à comprendre notre développement pendant l’enfance. Ce sont ces facteurs qui nous aident à comprendre vraiment de quelle manière vous et moi sommes à la fois semblables et différents des premiers membres de notre espèce.
Et bien sûr, il ne faut pas oublier que c’est grâce à l’archéologie que nous savons quand nous avons commencé à adopter des pratiques artistiques, à orner nos corps de bijoux, à fabriquer des outils sophistiqués et à accéder à une gamme variée de ressources végétales et animales. D’ailleurs, certains scientifiques avancent que des espèces humaines antérieures à Homo sapiens avaient déjà adopté certains de ces incroyables comportements.
Les futures avancées de la recherche permettront de révéler le caractère unique de notre histoire et de l’évolution de notre lignée. Alors, encourageons une nouvelle génération de jeunes scientifiques à chercher de nouveaux fossiles et à faire des découvertes archéologiques qui nous aideront à composer le puzzle complet de l’évolution humaine !
Matthew Skinner, Senior Lecturer in Evolutionary Anthropology, University of Kent
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.