De l’intérêt d’être (un peu) psychopathe pour réussir en société
Scott O. Lilienfeld, Emory University et Ashley Watts, Emory University
Tom Skeyhill était un héros de guerre australien devenu célèbre sous le nom du « poète-soldat aveugle ». Pendant la Première Guerre mondiale, il fut porte-drapeau à la monumentale bataille de Gallipoli, l’un des postes les plus dangereux. Après avoir été rendu aveugle par une grenade explosée à ses pieds, il fut évacué du champ de bataille.
Après la guerre, il a écrit un recueil de poésie très populaire sur son expérience guerrière. Il a fait le tour de l’Australie et des États-Unis, récitant sa poésie devant un public conquis. Le président Theodore Roosevelt se produisit sur scène à ses côtés et déclara : « Je suis plus fier d’être sur scène avec Tom Skeyhill qu’avec qui que ce soit d’autre ». Sa cécité disparut d’un coup grâce à une intervention médicale aux États-Unis.
Mais selon Jeff Brownrigg, son biographe, Skeyhill n’était nullement ce qu’il paraissait être. En réalité, le poète avait feint la cécité pour échapper au danger. Et ce n’est pas tout. Après une intervention alcoolisée, il attribua son élocution pâteuse à une invérifiable blessure de guerre. Il affirma, sans preuve, avoir rencontré Lénine et Mussolini et disserta sur sa grande expérience du combat à Gallipoli, alors qu’il y avait été huit jours seulement.
Il faut être assez culotté pour fabriquer ce genre de mensonges à sa propre gloire et s’en tirer aussi longtemps que l’a fait Skeyhill. Même s’il n’a jamais été soumis à une évaluation psychologique (du moins à notre connaissance), nous soupçonnons que la plupart des chercheurs contemporains n’éprouveraient par le moindre doute à le reconnaître comme un cas classique de personnalité psychopathe ou de psychopathie.
Qui plus est, Skeyhill présentait de nombreux traits, caractéristiques d’un état controversé, parfois appelé « psychopathie du succès ».
Malgré la perception populaire, la plupart des psychopathes ne sont pas des tueurs de sang-froid ni des tueurs psychotiques. Beaucoup d’entre eux évoluent parmi nous, positivement, utilisant leurs traits de caractère pour obtenir ce qu’ils veulent dans la vie, souvent au détriment des autres.
Tous les psychopathes ne sont pas derrière les barreaux
La psychopathie ne se définit pas aisément, mais la plupart des psychologues la considèrent comme un désordre de la personnalité caractérisé par un charme superficiel joint à une profonde malhonnêteté, un manque de sensibilité et de sens de culpabilité, ainsi qu’une mauvaise maîtrise de ses impulsions.
Selon certaines estimations, la psychopathie concerne 1 % de la population et, pour des raisons mal connues, la plupart sont des hommes.
Ce pourcentage n’inclut probablement pas toutes les personnes présentant quelques-unes seulement des caractéristiques liées à cette maladie. L’analyse des données disponibles suggère que les traits de caractère psychopathes sont disposés en continuum, si bien que des individus ont des traits marqués de psychopathie mais ne remplissent pas en revanche les critères définissant la maladie pleine et entière.
Les individus psychopathes, ce n’est pas surprenant, sont davantage enclins que d’autres à commettre des crimes. Ils savent presque toujours que leur action est moralement condamnable, cela ne leur fait juste ni chaud ni froid. Toutefois, contrairement à ce que croit le grand public, seule une minorité est violente.
Comme les chercheurs ont tendance à chercher les psychopathes là où on peut les repérer en nombre, c’est dans les prisons et autres lieux de détention que beaucoup d’études sur ce sujet ont eu lieu. C’est pourquoi jusqu’à une date assez récente, la majorité des théories et des recherches sur la psychopathie concernait des individus décidément peu enclins au succès – par exemple des criminels condamnés à de lourdes peines.
Mais beaucoup d’individus placés sur un continuum psychopathe ne se trouvent pas derrière les barreaux. En fait, certaines personnes peuvent utiliser des caractéristiques liées à leur état, comme le culot, pour réussir professionnellement.
Personnalité profondément perturbée
L’existence même d’une psychopathie qui apporte le succès reste controversée, peut-être en partie parce que beaucoup de spécialistes affirment ne l’avoir jamais rencontrée. D’aucuns disent que ce concept est illogique et d’autres n’hésitent pas à le qualifier d’oxymore.
Cette psychopathie du succès demeure une idée controversée mais elle n’est pas nouvelle. En 1941, le psychiatre américain Hervey Cleckley fut l’un des premiers à mettre en lumière cet état paradoxal dans son livre devenu un classique « Le Masque de la santé mentale ».
Selon Cleckley, le psychopathe est une créature hybride, parée d’un très séduisant voile de normalité ; mais celui-ci dissimule un cœur central pauvre en émotions et profondément perturbé.
Aux yeux de Cleckley, les psychopathes sont à la fois des gens charmants, centrés sur eux-mêmes, malhonnêtes, dénués du moindre sentiment de culpabilité et capables de cruauté. Ils mènent des vies dépourvues de but et de tout attachement profond avec autrui. Mais suggère Cleckley, certains psychopathes seraient capables d’obtenir du succès dans leurs relations personnelles et professionnelles, du moins à court terme.
Dans un article datant de 1946, il écrit que le psychopathe type a souvent « surpassé vingt vendeurs rivaux sur une période de six mois ; ou épousé la fille la plus désirable de la ville, ou s’il se lance dans la politique pour la première fois, se fait élire à l’assemblée législative de l’État ».
Charmant, agressif, cherchant la première place
En 1977, Catherine Widom a publié une étude sur les psychopathes « hors institution ». Pour les trouver, elle a inséré dans des journaux underground de Boston une petite annonce faisant appel à des « gens charmants, agressifs, sans souci, qui se sentent peu responsables face à leurs pulsions mais qui sont aptes à manipuler les gens et qui désirent être le numéro un ». Les personnes qu’elle a recrutées ont montré un profil de personnalité identique à celui des psychopathes incarcérés, et les deux tiers d’entre eux environ avaient déjà été arrêtés.
Quelle est la différence entre les psychopathes arrêtés et ceux qui ne le sont pas ? Dans les années 1990, un éclairage nouveau a été fourni grâce à une étude menée par Adrian Raine, en poste actuellement à l’université de Pennsylvanie.
Dans la région de Los Angeles, Raine et ses collègues ont recruté du personnel masculin via une agence d’intérim. Après avoir identifié les personnes qui présentaient des caractéristiques de psychopathes, ils ont comparé les 13 d’entre elles sanctionnées à la suite d’un ou plusieurs crimes avec les 26 qui n’avaient subi aucune condamnation. Pour Raine, ces 26 individus présentaient un profil de psychopathes qui avaient réussi.
Chaque participant devait faire une intervention, enregistrée en vidéo, sur ses failles personnelles. Et là, Raine et ses collègues ont découvert que le rythme cardiaque s’accélérait chez les personnes qu’ils considéraient comme des psychopathes qui avaient réussi, ce qui suggérait une augmentation de leur anxiété sociale. Ces mêmes cobayes ont également démontré une meilleure aptitude à effectuer une tâche les obligeant à moduler leurs impulsions. Au final, avoir un minimum d’anxiété sociale et un certain contrôle de ses impulsions peut expliquer pourquoi certains psychopathes se débrouillent pour échapper aux ennuis.
Le psychopathe à la Bourse
Plus récemment, quelques chercheurs, dont nous-mêmes, ont émis cette hypothèse : des personnes avec des traits psychopathiques prononcés pourraient occuper, d’une façon disproportionnée certaines niches professionnelles comme la politique, les affaires, le maintien de l’ordre, les pompiers, les opérations spéciales dans l’armée et les sports à haut risque. La plupart d’entre elles, en dépit de caractéristiques de ce type, ne sont pas pour autant des « psychopathes classiques ». Cependant, elles en montrent beaucoup de signes.
Peut-être leur aisance sociale, leur charisme, leur audace, leur sens de l’aventure et leur résistance aux émotions, leur donnent-ils un avantage sur le reste d’entre nous dès lors qu’on se situe dans le cadre d’enjeux élevés. Comme aime à le dire avec ironie, le psychologue canadien Robert Hare, principal expert mondial en la matière : « Si je n’étudiais pas les psychopathes en prison, je le ferais à la Bourse ».
Notre laboratoire de l’université Emory et celui de nos collaborateurs à l’université de l’État de Floride sont en train de chercher si des traits psychopathiques comme la témérité prédisposent à des comportements couronnés de succès.
Que voulons-nous dire par témérité ? Cela inclut l’assurance, le charme, la prise de risque physique et la résistance face aux émotions. C’est une caractéristique très présente dans des mesures de la psychopathie qui sont largement utilisées.
Par exemple, au cours d’études menées auprès de lycéens et sur la population en général, nous avons trouvé que la témérité est un peu liée à des conduites héroïques impulsives, comme le fait d’intervenir dans des cas d’urgence. Elle s’associe également à une probabilité plus importante d’occuper des postes de direction et de management. Et aussi d’accéder à certaines professions comme la police, le métier de pompier ou les sports extrêmes.
Vous voulez être président ? Un soupçon de psychopathie peut aider
Il y a un job en particulier où l’audace pourrait faire la différence : celui de président des États-Unis. À l’occasion d’une étude sur les 42 présidents, George W. Bush compris, nous avons demandé aux biographes et à d’autres experts d’établir un tableau détaillé de traits de caractère incluant le critère de hardiesse à propos du président qu’ils étudiaient. Puis, nous avons croisé ces données avec des études indépendantes, conduites par des historiens reconnus, portant sur les performances présidentielles.
Nous avons trouvé que le culot s’associait, de façon modeste mais positive, à une meilleure performance générale des présidents. Et plusieurs facettes spécifiques de leur capacité d’exécution, comme la gestion de crise, la fixation de priorités ou le pouvoir de persuasion auprès d’un public, sont également reliées au culot.
Gardez cela en mémoire la prochaine fois que vous verrez des candidats à la présidence dire à quel point ils vont faire preuve d’audace une fois installés à la Maison-Blanche.
Theodore Roosevelt, le plus culotté de tous
Coïncidence intéressante, le président le plus culotté de notre étude est celui qui avait déclaré sa fierté de paraître sur scène aux côtés de Tom Skeyhill. L’auteur d’une biographie récente a qualifié Theodore Roosevelt de
robuste, énergique, amoureux de la nature, orateur grandiloquent, applaudissant en montrant toutes ses dents, l’œil perçant, bref un personnage semblable à une avalanche.
Les présidents les plus audacieux n’ont pas forcément été extrêmes ni relevant de la pathologie concernant ce trait de caractère, mais en général, leur audace était plus marquée que la moyenne.
Même si le culot est à l’origine de quelques actions réussies, nous avons découvert qu’en général d’autres traits psychopathiques, comme la cruauté ou le peu de contrôle sur ses impulsions, n’étaient pas liés – ou l’étaient négativement – avec le succès professionnel. On peut associer le culot à certaines issues positives dans la vie, mais en aucun cas la vraie psychopathie.
Où passe la frontière entre succès et criminalité ?
Les traits psychopathiques pourraient-ils être le produit de l’évolution et représenter une adaptation ? Peu de chercheurs ont exploré cette hypothèse. De plus, nous en savons étonnamment assez peu sur la façon dont les traits spécifiques de la psychopathie sont prédicteurs de futurs comportements dans le monde réel au cours de longues périodes de temps.
Le charme du psychopathe sonne creux et reste superficiel. En gardant cela en mémoire, nous dirions que le culot et autres caractéristiques associés peuvent, à court terme, se rattacher à des conduites engendrant le succès, mais que leur efficacité se dilue presque toujours à long terme. Après tout, Tom Skeyhill n’a pu tromper son monde que peu de temps.
Scott O. Lilienfeld, Professor of Psychology, Emory University et Ashley Watts, Ph.D. Candidate, Emory University
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.