Comment une cellule devient cancéreuse – et ce qu’on peut faire pour l’éviter
Jessica Zucman-Rossi, Université Paris Descartes – USPC et Jean-Charles Nault, Université Paris Descartes – USPC
Toute cellule cancéreuse a d’abord été, au départ, une cellule normale. Et les scientifiques sont aujourd’hui capables, d’une certaine façon, de remonter le temps. De lire dans la cellule cancéreuse les étapes par lesquelles celle-ci est passée, avant de devenir une menace pour la santé de l’individu. Le plus souvent, cela ne se passe pas en une fois ; le processus de cancérisation s’étale sur une durée de cinq à vingt années. En connaître les étapes n’est pas une simple affaire de curiosité. C’est la promesse de savoir, un jour, comment bloquer le processus à l’une de ces étapes. D’éviter la survenue du cancer, parce qu’on aura agi, avant, sur une ou plusieurs des causes impliquées dans cette transformation.
Durant notre existence en effet, des changements dans l’ADN de chacune de nos cellules peuvent survenir. On les appelle des « mutations ». Certaines se produisent par « accident », lorsque la cellule se divise en deux cellules censées être identiques à l’originale – le processus normal de régénération de l’organisme – mais qu’une erreur intervient dans la copie de l’ADN. D’autres surviennent quand l’ADN de la cellule est directement modifié par l’exposition à une source toxique, par exemple au cours d’exposition à des rayonnements radioactifs.
Certaines de ces mutations peuvent empêcher les cellules de remplir leur fonction, d’autres favoriser leur multiplication anormale. Une telle prolifération, échappant au contrôle des systèmes physiologiques de l’organisme, est la base du mécanisme de cancérisation. Le plus souvent, une mutation unique n’est pas suffisante pour entraîner la transformation d’une cellule normale en cellule cancéreuse. Ce n’est qu’à l’issue de plusieurs mutations dans la même cellule que peut naître un cancer.
La génomique des tumeurs, une discipline en plein essor
L’étude de ces mutations est l’essence même d’une discipline de recherche en plein essor, la génomique des tumeurs – la spécialité de notre laboratoire, qui emménagera prochainement au centre de recherche des Cordeliers, à Paris. Elle permet de comprendre les mécanismes de la cancérisation pour mieux prévenir, diagnostiquer et traiter la maladie dans le futur.
Dans cet article, nous avons choisi de faire état des connaissances acquises grâce à la génomique des tumeurs en prenant l’exemple des cancers du foie. Cet organe est particulièrement intéressant pour la recherche car il est composé de millions de cellules appelés hépatocytes, essentiels à la vie. Les hépatocytes fonctionnent comme des filtres, ils métabolisent et éliminent un très grand nombre de molécules toxiques qui circulent dans notre corps, par exemple l’alcool. Ils sont donc particulièrement exposés à la survenue de mutations.
Parmi les découvertes récentes, il y a d’abord celle-ci : toutes les mutations ne sont pas d’égale importance dans le processus de transformation en cellule cancéreuse. Seuls trois types de mutation sont déterminants. En premier lieu, celles qui favorisent la prolifération de la cellule ; ensuite, celles lui donnant la faculté d’échapper aux mécanismes mis en œuvre après la division cellulaire pour vérifier que la copie est bien conforme à l’original ; enfin, celles lui permettant de se soustraire au contrôle par les défenses immunitaires chargées d’éliminer les cellules anormales. Notre équipe a ainsi découvert plusieurs des gènes prépondérants dans le cancer du foie, comme rapporté dans les articles parus dans la prestigieuse revue Nature genetics en 2012 et 2015.
Également des mutations « passagères »
D’autres mutations, en revanche, sont peu ou pas responsables de la transformation d’une cellule normale en cellule cancéreuse, elles sont dites passagères. Un des objectifs des chercheurs actuellement est d’identifier les quelques mutations indispensables à la survie de la tumeur. Cela permettra ensuite de mieux cibler ces altérations avec des traitements adéquats – de viser ses « points faibles » en quelque sorte – et ainsi de tuer les cellules tumorales.
Quand et comment surviennent les mutations qu’on retrouve au final dans la cellule cancéreuse ? L’accumulation de mutations commence avec la naissance de l’individu et se poursuit régulièrement au cours de l’avancée en âge. Dans le cas du foie, cet organe peut être exposé à des agressions – une consommation élevée d’alcool, par exemple – qui vont favoriser le développement d’une cirrhose. Dans la cirrhose, stade le plus grave des maladies chroniques du foie, les hépatocytes n’assurent pas bien leur fonction de détoxification de l’organisme. Et lorsqu’ils se divisent pour se renouveler, il se produit davantage d’erreurs de recopie de l’ADN.
L’exposition à des virus et toxiques
Il existe une autre source de survenue de mutations : l’exposition à des facteurs environnementaux, par exemple une infection virale ou le contact avec des produits chimiques. Un tel environnement induit directement des mutations dans l’ADN des cellules. On le voit avec la fumée de cigarette qui provoque des mutations dans les cellules des bronches puis le développement de cancers du poumon. Dans le cas du foie, des phénomènes similaires peuvent survenir. Par exemple, l’ingestion d’aflatoxine B1, une toxine produite par un champignon contaminant la nourriture en Afrique, favorise la survenue de mutations directement dans l’ADN des hépatocytes.
Maintenant que ces phénomènes ont été identifiés comme des étapes clés sur la voie de la cancérisation de la cellule, on sait mieux où agir pour arrêter le processus. En échappant à la cirrhose, par exemple. La majorité des cancers du foie pourrait en effet être évitée si l’on parvenait à se préserver de la cirrhose. Les causes les plus fréquentes de ce mauvais état du foie sont une infection par le virus de l’hépatite B ou C, la consommation d’alcool et l’obésité. Ces différentes situations entraînent une inflammation du foie et une destruction des hépatocytes sains, progressivement remplacés par des hépatocytes endommagés perdant leurs fonctionnalités. La prévention est possible, grâce à la vaccination contre l’hépatite B, le traitement de l’hépatite C, la diminution de la consommation d’alcool, la prévention de l’obésité et, dans les pays tropicaux, l’élimination de l’aflatoxine par une meilleure conservation des aliments.
Des traces visibles comme des pas dans la neige fraîche
Seulement, certains cancers du foie surviennent en l’absence de cirrhose, sur un organe dit « sain ». Ils peuvent être dus à l’action du virus de l’hépatite B, capable de modifier l’ADN des cellules et de provoquer une cancérisation sans passer par le stade de la cirrhose. D’autres résultent d’une consommation conjointe et continue d’alcool et de tabac, entraînant des dommages de l’ADN. Ces mutations surviennent de manière précoce dans les cellules du foie et persistent dans le temps, créant un risque durable de cancer.
Dans notre laboratoire, nous avons identifié ces empreintes persistantes laissées par des expositions aux carcinogènes durant notre existence. Pour qui sait les chercher, elles sont aussi visibles que le passage d’un promeneur dans la neige fraîche, après que ses traces de pas ont gelé. Ces résultats confortent la stratégie visant à prévenir ces expositions. Plus on arrête tôt la consommation d’alcool et de tabac, plus on diminue le risque de cancer, lié à l’accumulation des expositions au cours de la vie. De même, la vaccination contre l’hépatite B est remarquablement efficace pour prévenir les survenues de cancer du foie en zone d’endémie.
Si le cancer est installé, l’analyse des mutations dans les cellules cancéreuses peut aussi aider à le soigner. Une fois connues, les mutations particulières dans leur ADN permettent d’élaborer de nouveaux traitements qui les ciblent, s’abstenant ainsi de détruire les cellules saines. Ces thérapies ciblées s’avèrent déjà efficaces dans plusieurs types de cancer comme le mélanome (cancer de la peau), le cancer du poumon et le cancer du sein. L’analyse de la génétique des tumeurs est désormais une des pistes majeures pour le traitement des cancers du foie. Un espoir rendu possible par les progrès technologiques permettant l’analyse de plus en plus rapide de l’ADN, le séquençage à très haut débit.
Jessica Zucman-Rossi, Professeur de médecine, oncologue, Université Paris Descartes – USPC et Jean-Charles Nault, Gastro-entérologue, hépatologue, Université Paris Descartes – USPC
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.