Neurosciences : pourquoi les femmes enceintes oublient tout
Jordan Gaines Lewis, Pennsylvania State University
Une de mes amies m’a demandé récemment : « Comment se fait-il que j’oublie tout depuis que je suis enceinte ? » Je lui ai répondu que je n’en savais rien, mais que j’allais me renseigner. Elle a alors ajouté « J’allais te demander autre chose, mais maintenant, ça m’échappe… »
On entend souvent dire que la grossesse joue sur la mémoire des femmes. Mais existe-t-il pour autant un « cerveau de la grossesse » ? La grossesse provoque de nombreux changements physiques, mais en quoi affectent-ils le cerveau ? Pour répondre à la question de mon amie, et aussi pour essayer de répondre à toutes les questions qu’elle a oubliées quand elle était enceinte, voici mon guide des – folles – neurosciences de la grossesse.
Nausées matinales
Plus de la moitié des femmes enceintes – jusqu’à 90 % selon certaines études – expérimentent des nausées ou des vomissements plus ou moins gênants, en particulier le matin. Les hospitalisations de la duchesse de Cambridge ont mis ce symptôme sous le feu des projecteurs : en effet, 1 % des femmes enceintes souffrent de nausées matinales plus sévères que la moyenne. C’est ce qu’on appelle l’hyperemesis gravidarum, qui peut causer perte de poids et déshydratation, et nécessite des soins médicaux. Mais, chez la plupart des femmes, les nausées matinales disparaissent au bout de 18 semaines.
Les causes des nausées matinales ne sont pas parfaitement claires. Selon la théorie dominante, elles seraient une réaction à l’augmentation de l’hormone chorionique gonadotrope (hCG). La recherche montre qu’un taux élevé d’hCG dans le sang coïncide avec le pic de nausées matinales. Une corrélation temporelle intéressante, mais qui n’explique pas la cause des nausées matinales.
Nous savons que le premier trimestre est capital pour le développement du fœtus : c’est la période pendant laquelle se forme son système nerveux central : un processus délicat, qui peut être perturbé par des toxines circulant dans le sang de la mère. Selon une recherche récente, les vomissements ont une fonction bien précise : ils servent à débarrasser le corps des aliments qui pourraient nuire à cette étape cruciale de développement.
Les vomissements sont contrôlés par une structure médullaire du cerveau postérieur nommée area postrema. Il est intéressant de noter que cette zone est dépourvue de barrière hémato-encéphalique : elle est donc capable de détecter les toxines dans la circulation sanguine et dans le liquide céphalo-rachidien. La recherche prouve par ailleurs que l’area postrema est pourvue de détecteurs de hCG, ce qui pourrait expliquer pourquoi elle est particulièrement sensible au cours de la grossesse.
De nombreuses observations viennent corroborer cette « théorie des toxines » : d’abord, les nausées matinales sont plus fréquentes dans des sociétés où l’innocuité de la nourriture est moins contrôlée ; ensuite, elles ne touchent que les êtres humains (nous avons un régime alimentaire très varié, après tout) ; plus les nausées matinales sont fortes, moins le risque de fausse-couche est important. Enfin, beaucoup de femmes ont aussi naturellement moins envie de viande, de poisson et de certains fruits et légumes pendant la grossesse.
Bien sûr, ces « toxines » n’ont rien de toxique pour une femme adulte en bonne santé, et le placenta fait un gros travail de filtrage des déchets et de lutte contre les infections. Les nausées matinales sont plutôt associées à des aliments qui peuvent héberger des micro-organismes avant leur réfrigération (comme la viande) ou aux légumes amers, dont le goût pouvait faire penser à nos ancêtres qu’ils n’étaient pas comestibles. C’est un système particulièrement sensible, et même si ces nausées sont particulièrement désagréables à vivre, elles représentent probablement un avantage pour le développement du bébé, à l’échelle de l’évolution.
Un odorat plus développé
Beaucoup de femmes disent comprendre qu’elles sont enceintes quand elles repèrent que leur odorat est soudain surdéveloppé – ce qu’on appelle scientifiquement l’hyperosmie. Bien que les anecdotes sur l’hyperosmie soient légion, la littérature scientifique reste très discrète à ce sujet. Quand on les questionne, environ 2/3 des femmes disent que leur odorat est plus développé que d’habitude quand elles sont enceintes. Une autre étude révèle que les femmes enceintes sont particulièrement sensibles à certaines odeurs, comme celle des aliments qui mijotent, la fumée de cigarette, les aliments avariés, le parfum et les épices.
Quelques études se sont penchées sur les seuils de détection par l’odorat (à savoir le plus petit volume d’air qui permette de détecter une odeur) chez les femmes enceintes et chez les femmes non enceintes. Mais dans une étude qui impliquait le test de 6 odeurs différentes, aucune différence de détection n’a été notée entre les deux groupes.
Au vu de ces résultats peu concluants (l’expérience scientifique venant contredire les déclarations subjectives des femmes), la recherche avance que les femmes enceintes n’ont pas forcément un sens de l’odorat plus développé, mais qu’elles sont peut-être plus douées que les autres pour identifier les odeurs.
Une étude récente démontre ainsi que les femmes enceintes sont aptes à identifier une plus grande variété d’odeurs. Très tôt dans la grossesse – de la même façon que le corps rejette les aliments qui pourraient se révéler toxiques pour le développement du fœtus – les femmes ont un « dégoût olfactif » accru qui les pousse à éviter d’inhaler des substances dangereuses. Voilà qui pourrait expliquer pourquoi la fumée de cigarette et les aliments avariés sont particulièrement insupportables pour les femmes enceintes.
Comme avec les nausées matinales, il y a un lien entre les pics de hCG et les changements de perception dans l’odorat des femmes. Mais on pense que ces changements hormonaux ne modifient pas l’organe olfactif lui-même. Des chercheurs suédois ont ainsi présenté différentes odeurs à des femmes enceintes et à des femmes non enceintes afin de mesurer leurs réponses cérébrales : ils ont découvert une amplitude plus grande et un temps de latence plus court de l’onde P300 chez les femmes enceintes, un changement de voltage qui reflète certainement le processus neural associé à la façon dont une personne analyse un événement. Cela tend à prouver que les changements hormonaux surviennent sur l’ordre d’un processus cognitif supérieur associé à notre perception des odeurs.
La question de la perte de mémoire
Tandis qu’un certain nombre de femmes – comme mon amie – se plaignent de fréquents oublis pendant leur grossesse, les résultats de la recherche sont mitigés. Comme bien des changements qui surviennent pendant la grossesse, les fluctuations hormonales sont certainement en cause. Mais certaines femmes ne déplorent aucun problème de mémoire pendant leur grossesse.
Une méta-analyse menée en 2008 explique que les femmes enceintes sont moins performantes quand on les soumet à des tests de mémoire ; elles peinent particulièrement avec les tests de mémoire à court-terme et la mémorisation de mots.
Dans une étude publiée en 2014, des chercheurs anglais ont soumis des groupes de femmes correspondant à chaque trimestre de grossesse ainsi que des femmes non enceintes à un test de mémorisation spatiale. Au fil des trimestres, les femmes enceintes étaient de moins en moins performantes aux tests de mémoire (leur score baissant en moyenne de 11,7 % entre le deuxième et le premier trimestre et entre le troisième et le deuxième trimestre). Quand ces résultats ont été comparés au niveau d’hormones de leur plasma sanguin, pourtant, il ne semblait pas y avoir de lien – autrement dit, les hormones ne jouent peut-être aucun rôle dans ces déficits de mémoire.
Une étude intéressante publiée en 2008 a permis de relever que pendant la grossesse des souris, la neurogenèse (la naissance de nouveaux neurones) était moins active dans leur hippocampe. L’hippocampe est impliqué dans la consolidation de la mémoire à court terme en mémoire à long terme, mais permet aussi de naviguer dans l’espace – ce qui est très utile pour vous rappeler où vous avez garé la voiture, par exemple. Une autre étude, plus ancienne, montre qu’il n’y a aucune différence entre la taille du cerveau d’une rate enceinte et d’une rate non enceinte, à l’exception de leur hippocampe. Mais pour l’heure, aucune étude n’a permis d’observer le cerveau des femmes enceintes pour examiner d’éventuels changements dans l’hippocampe humain pendant la grossesse.
Certains chercheurs pensent que la privation de sommeil ou le stress généré par l’immense bouleversement que représente une grossesse peuvent expliquer cette étourderie. Pour d’autres, c’est l’idée culturellement construite et très répandue d’un « cerveau de grossesse » qui rend les femmes plus conscientes de leurs petites erreurs pendant cette période particulière. Par ailleurs, l’arrivée d’une grossesse, en cassant des habitudes bien établies, peut aussi être source de confusion et perturber temporairement la mémoire des femmes.
Bien qu’il y ait beaucoup de choses que nous ignorions encore sur les changements incroyables qui surviennent au cours de la grossesse, il paraît clair que les bébés tiennent à signaler leur présence bien avant de débarquer dans le monde, frétillants et hurlants.
La version originale de cet article a été publiée en anglais.
Jordan Gaines Lewis, Postdoctoral researcher, Pennsylvania State University
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.